LE DERNIER TRAIN DE LA NUIT de Aldo Lado (1974)
Le cinéma bis italien s’avère souvent surprenant à découvrir car il repose, exploitation oblige, sur des schémas éprouvés auquel pourtant des cinéastes à la carrière labyrinthique, zigzaguant sans cohérence apparente d’un genre à un autre, arrivaient à apporter toujours un élément atypique, voire personnel. Aldo Lado, comme pas mal de cinéastes italiens de cette époque, aligne une filmographie moins prolifique que certains de ses contemporains mais déjà bien hétéroclite bien que dominée par le giallo au début de sa carrière. Sorti en Italie en 1975 puis chez nous trois ans plus tard assorti d’une interdiction aux moins de 18 ans et dans une version considérablement raccourcie (et la découverte de cette version intégrale est des plus déroutante puisque l’on s’aperçoit que ce sont essentiellement des scènes de dialogues qui ont été sacrifiées et non des séquences controversées qui aurait été censurées car jugées trop violentes, alors que chez nos amis anglais, le film fut interdit et classé comme video-nasty), Le dernier train de la nuit connu de surcroît une palanquée de titres alternatifs (le film s’appelant tout d’abord La bête tue de sang froid mais il fut aussi exploité en vidéo avec des titres comme Le train de l’enfer ou Le train de la mort se rapprochant ainsi du titre anglais Night Train Murders). Des titres plus ou moins explicites qui expriment dans un sens l’aspect inclassable de cette œuvre.
Ca commence par une chanson de Demis Roussos… non, ne partez pas, je sais, mais bon, c’est comme ca, d’entrée, Demis Roussos, donc. Alors, forcément, dit comme ça, on s’attend à un grand moment de splendouilletterie (copyright Devo) et voilà donc que le générique nous sert une série d’images prises sur le vif On est à Munich et à la manière d’un vulgaire reportage, Lado filme la banalité la plus absolue : les gens qui se baladent, les décorations de Noël, les étalages de charcuteries dans les magasins. Les plans très courts se succèdent et on ne se rend compte qu’au fur et à mesure que des personnages qui n’aurait pu n’être au fond que des figurants vont être en fait les héros du récit à venir. C’est comme si au fond les personnages étaient arbitrairement tirés au sort dans la foule pour être les protagonistes d’une histoire qui va les emmener là où ils ne pensaient sans doute pas aller. Il en émane déjà ce sentiment qu’à chaque moment, il se passe quelque chose ailleurs (hors champ) qui détermine le futur des personnages, sans que ceux-ci n’aient conscience qu’une mécanique inéluctable est en marche. Mais il ne s’agit pas pour Lado de rabaisser tout le monde au rang de victimes, y compris par ailleurs le spectateur forcé de contempler des le générique le spectacle d’une agression tristement banale (un type déguisé en père Noël se fait dépouiller par deux loubards). Un des personnages secondaires apparaissant très tardivement dans le film symbolise parfaitement cette ambiguïté dans le sens où il passe par tous les stades : il sera voyeur, puis complice du crime à venir puis enfin délateur tout en s’en sortant en toute impunité. Il n’y qu’un pas à franchir pour y voir en quelque sorte une métaphore de la position du spectateur (la position du voyeur est fréquente dans le film, on assiste souvent à une scène à travers les yeux d’un personnage qui regarde par une vitre ou une fenêtre).
L’histoire est la suivante : deux jeunes étudiantes résidant en Allemagne vont passer les fêtes de fin d’année en Italie chez les parents de l’une d’elle. Elles décident de faire le voyage en train, or dans ce train montent aussi les deux loubards qu’on a croisé pendant le générique ainsi qu’une étrange femme, élégante et un peu énigmatique (jouée par Macha Méril qui la même année interpréta le rôle de la voyante assassinée dans le Profondo Rosso de Dario Argento) dont on ne connaît à ce stade guère le rôle. La construction du récit se fait alors sur un resserrement progressif du cadre du film. L’espace mais aussi le nombre du protagoniste va se restreindre au fur et à mesure que les rapports de force entre eux se dévoilent. Et dans la longue première partie du film (le premier tiers qu’on pourrait appeler « le premier voyage »), Lado passe de la foule bigarrée du début à une vision compartimentée du monde et il est clair que tous les contacts entre des personnages de fonction sociale différente aboutissent sur un conflit. On note ce moment où l’un des deux voyous raillent une bande d’extrémistes fachos qui font des saluts nazis dans leur compartiment (l’ombre du nazisme planant sur le film de manière diffuse mais certaine). Le seul personnage qui semble s’échapper de ces conventions et donc pouvoir se permettre la transgression (voire la photo pornographique qui s’échappe de sa valise) est celui de cette femme trouble jouée par Macha Méril. Et cette ambiguïté ne se résout guère dans la scène ou enfin elle entre en jeu, cette séquence de sexe brutal dans les toilettes du train avec un des jeunes voyous, sorte de viol où l’on ne sait lequel des deux protagonistes est la réelle victime.
C’est alors que cette femme va en quelque sorte contaminer tout le film et son caractère mystérieux (est-elle le Mal incarné ? ou doit-elle son pouvoir à sa manière d’utiliser le sexe et l’argent pour dominer autrui ?) précipite le film dans le fantastique et l’horreur et c’est lors du « second voyage » en train, la deuxième partie du film que le drame se noue. A ce titre, la mise en scène d’Aldo Lado se révèle d’une étonnante efficacité. Il y a à la fois quelque chose de complètement ostentatoire et de très sophistiqué dans la manière dont il construit son film. Le réalisme apparent de la première partie (esthétique du reportage, montage fluide et alerte) cède peu à peu la place à une mise en scène plus baroque évoquant inévitablement le giallo (on note la belle photo de Gabor Pogany et notamment son travail sur les couleurs et la lumière dans le passage progressif du film vers une ambiance nocturne puis la belle scène des « sandwiches de Noël » dans des teintes quasiment sépia avant que les ambiances se fassent définitivement plus agressives). Le montage se fait lui aussi plus chaotique, jouant aussi sur la désynchronisation progressive de la bande son, littéralement envahie par le bruit répétitif du train et le motif musical d’Ennio Morricone qui semble ici pasticher son thème de l’harmonica d’Il était une fois dans l’Ouest, introduisant une note westernienne qui est loin d’être hors sujet. Car c’est bien une vengeance de western qui va succéder à cet éprouvant cauchemar où le train de nuit remplace la diligence. Mais la référence qui saute aux yeux n’est malheureusement pas celle là, en effet le dernier tiers du film achève de faire du Dernier train de la nuit un quasi-remake de La dernière maison sur la gauche, cet ultime acte reprenant en effet à l’identique le déroulement du film de Wes Craven. L’exploitation reprend pour ainsi dire le dessus et ce dernier tiers s’avère, outre l’impression de déjà vu, bien moins percutant à tous les niveaux, plus prévisible logiquement mais aussi moins original dans son exécution.
Ce n’est donc pas le moindre des paradoxes de ce film, qui, loin de sa réputation de film d’horreur hardcore, est un objet bizarre oscillant le fait divers réaliste, le cauchemar fantastique et la fable sociale, même si sur ce dernier point, Aldo Lado semble aujourd’hui avoir un peu trop tendance à plaquer une interprétation univoque au film (en gros, en faire un brûlot anti-bourgeois) comme pour justifier la part sulfureuse de son contenu (un peu comme aujourd’hui, il est de bon ton de limiter les films de Romero à leur sous-texte politique comme si c’était le seul moyen de justifier le talent réel du cinéaste), là où l’ambiguïté reste pourtant une des ses plus grandes qualités.